Trois hommes dans un bateau

Aux Jeux Olympiques de Rome, à Naples, en 1960, l’équipage suisse de 5.5 m JI gagne la médaille de bronze à bord du Ballerina IV, un voilier dessiné et barré par Henri Copponex. De retour en Suisse, Pierre Girard, équipier et numéro un du bord fait le récit de leur aventure.

La sélection tardive de l’équipe appelée à représenter les couleurs suisses aux Jeux Olympiques de Rome en 1960 eut pour effet de brusquer le départ du voilier participant aux compétitions. Notre 5.5 m JI Ballerina IV quitta la Suisse le 12 août pour rejoindre, comme une grande fille, Naples par le train. C’est dans le golfe de Naples, en effet, qu’allaient se dérouler les épreuves de yachting.

Les opérations de jauge (contrôle des coques, des voiles et des armements) avaient été fixées au 20 août. L’horaire prévu nous obligeait à faire diligence. L’équipage suisse -MM. H. Copponex, M. Metzger et votre serviteur - arriva, le 19 août, à Naples par une chaleur torride. Notre été pluvieux ne nous avait guère habitués aux températures tropicales; les premiers jours furent extrêmement pénibles.

Ballerina IV qui gîte sur bâbord
Ballerina IV, voilier dessiné et barré par H. Copponex, sélectionné pour représenter la Suisse aux JO de Rome en 1960.

Ballerina IV, conçue selon le plan de Monsieur H. Copponex et construite en janvier 1960 par les chantiers de Corsier, à Genève, déploya tous ses charmes pour recueillir les suffrages des sélectionneurs.

Elle n’eut, heureusement, aucune difficulté à «entrer dans la jauge». D’autres concurrents moins chanceux que nous furent contraints de diminuer leur lest. Il nous restait, avant les épreuves, quelques jours fort bienvenus pour nous livrer aux essais et pour hisser les nouvelles voiles arrivées in extremis des Etats-Unis. Ce répit avant la course nous permit d’apprécier la valeur de nos principaux concurrents, dont la plupart d’ailleurs n’étaient pas des inconnus. Nous les avions en effet rencontrés lors d’épreuves internationales sur différents plans d’eau.

Certains d’entre eux étaient cependant des nouveaux venus: Georges O’Day, l’Américain par exemple, avec son Minotaur (dessiné par R. Hunt et fort mal construit par les chantiers Graves) était précédé de la réputation d’être un des meilleurs barreurs américains dans les diverses catégories; le représentant des Bahamas, Symonette, et son John B, dessiné par Luders junior, semblaient se trouver à l’aise par mer agitée; l’Australien Sturrock, médaille de bronze 1956 à Melbourne, affrontait la compétition avec Buraddoo, dont les plans avaient été dressés par le fameux architecte suédois Arvid Laurin, mais qui datait de 1955; quant aux Russes, ils abordaient l’épreuve avec un bateau de conception et de construction soviétiques. Tous ces concurrents allaient jeter le poids de leur expérience dans la compétition. Dix-neuf inscrits au départ, sept épreuves au programme, chaque concurrent effaçant son plus mauvais résultat, même s’il s’agissait d’une disqualification.

(description)

Le 23 août, les participants assistèrent, au milieu d’une foule en délire, à l’arrivée de la flamme olympique à Naples, en écoutant religieusement un long discours que les haut-parleurs s’acharnaient à rendre incompréhensible. Le 25 août, transfert général à Rome, où se déroula la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques.

Cérémonie impressionnante aux dires des spectateurs, mais accablante pour les concurrents. Chaleur, poussière, drapeaux, hymnes nationaux, attentes interminables. Les Dieux olympiques le voulaient ainsi, nous n’avions qu’à en prendre notre parti. Le 27 août, dernier ponçage de la carène et première émotion: le gouvernail en bois de Ballerina IV avait été recouvert de matière plastique pour éviter les déformations dues à l’humidité. Cette matière, dont on vantait les qualités, s’était cependant rompue le long de la tige du gouvernail sur une longueur d’environ un mètre, menaçant d’agir comme un véritable volet de freinage. Mal équipés pour en entreprendre la réparation, nous recourûmes à un procédé qui a fait ses preuves, en piquant dans le bois les bons vieux clous de cuivre connus de nos aïeux.

Lundi, 29 août: les courses s’engagent sur un parcours à 6 milles au large, dans la baie de Naples. La compétition avait été soigneusement organisée avec l’appui de la marine de guerre italienne qui remorqua les yachts jusqu’aux zones réservées. Le départ était donné du pont de mouilleurs de mines. La protection de la zone des courses, où aucun bateau privé n’avait accès, était rigoureuse. Des vedettes spéciales avaient été frétées à l’intention des journalistes et des photographes. Durant les quatre premières courses, les vents du secteur ouest et sud-ouest, qui soufflaient avec une force de 3 à 8 m/s, étaient très instables. Parfois les changements de direction atteignaient 30 et même 40 degrés. Ces écarts ne furent pas sans surprendre les concurrents, y compris les Italiens. Notre Ballerina IV, dessinée pour la navigation par temps moyen, s’accommodait mal des vents faibles; d’autres équipages, peu habitués à ces brises timides, se trouvaient encore plus défavorisés. Il suffit de penser aux Suédois qui, aux précédents Jeux Olympiques de Melbourne, remportèrent dans cette catégorie une médaille d’or mais qui ne se classèrent que cinquièmes à Naples.

Les résultats des premières courses confirmèrent nos pronostics quant à la valeur de nos plus dangereux rivaux. Pour les quatre premiers, le classement intermédiaire est en effet identique au classement final! Entre les deux séries de régates, trois jours étaient réservés à la répétition de courses annulées en raison du manque de brise ou pour un autre cas de force majeure.

Au début de la seconde partie des compétitions, le temps, jusqu’alors au beau fixe, se gâta. Mais dans les régions méditerranéennes, ces caprices de la nature ne sont que de courte durée. Seule la sixième épreuve fut courue sous la pluie, par un vent de 8 à 9 m/s, sur une mer modérément agitée (force 2/3). Cette course nous permit de surclasser nos deux adversaires immédiats, mais l’espoir de conserver la seconde place au classement général se dissipa avec les derniers nuages qui assombrissaient le ciel. Dès le soir, celui-ci était redevenu d’un bleu serein. La dernière régate, courue par vent d’ouest de 1 m/s, donna aux Américains et aux Danois l’occasion de s’assurer les places d’honneur et de terminer les Jeux Olympiques de 1960 respectivement premiers et deuxièmes du classement général.

Henri Copponex souriant penché sur un voilier

Les Etats-Unis remportèrent une brillante victoire avec un bateau révolutionnaire tant par le dessin de la coque - très tirée et en V - d’un poids maximum de 2040 kilos que par le gréement: mât en aluminium spécial, sans bastaques, mais avec un losange au sommet. Les avis les plus autorisés, parmi lesquels figure celui de l’Anglais Proctor, ont tenu à rendre hommage à l’architecte américain qui dressa les plans du bateau. Les voiles en dacron fabriquées par Hood, munies de fermetures éclair en plastique qu’il suffit d’ouvrir pour augmenter le creux aux allures portantes, sont ce que l’on fait actuellement de mieux. Soit dit en passant, notre Ballerina IV courut les régates avec ces mêmes voiles, que nous ne connaissions pas… avant d’arriver à Naples.

Les Américains nous ont par ailleurs étonnés par leurs manœuvres de spinnaker extrêmement rapides exécutées sans qu’aucun équipier ne monte sur le pont!

Si les Américains disposaient du bateau le mieux adapté aux faibles brises de la baie de Naples, les Danois, eux, formaient un équipage jeune et très homogène. Ils comptaient notamment dans leurs rangs W. Berntsen, barreur de classe, plusieurs fois champion dans la catégorie des Dragon, avant de passer dans celle des 5.5 m JI. C’est à leur grande régularité qu’ils doivent de nous avoir battus dans les épreuves décisives.

L’équipage suisse, mal préparé pour cette compétition, lent dans ses manœuvres de spinnaker et ne possédant, malgré un nombre impressionnant de voiles de réserve, aucun spinnaker tirant aussi bien que ceux de ses concurrents, arriva troisième et a, en vérité, lieu d’être satisfait de sa médaille de bronze.

Je ne terminerai pas sans relever l’admirable travail fourni par le Comité Olympique, le Yacht-Club italien et la marine de guerre italienne. C’est en vain que l’on chercherait la moindre lacune dans une organisation où tout avait été minutieusement préparé, qu’il s’agisse des opérations de jauge, des épreuves elles-mêmes ou des nombreuses réceptions qui nous furent offertes au Palais Royal de Capodimonte ou dans les salons de la Galerie Nationale, qui renferme une remarquable collection de chefs-d’œuvre de la Renaissance italienne.

Nota Bene

Cet article, au titre inspiré par l’écrivain humoriste anglais Jérome K Jérome, a été rédigé et publié, en français, dans une revue d’entreprise bâloise, en 1961. Il était destiné à des lecteurs peu concernés par ce sport, à l’époque «confidentiel», inconnu des médias et des sponsors.

Il n’a pas eu grande audience dans les chaumières locales. En revanche, le succès obtenu par Henri Copponex, avec cinq plans Copponex sur dix-neuf bateaux de la catégorie 5.5 m JI, lui ont permis de poursuivre ses recherches et de créer d’autres plans de jauge internationale et de série nationale. Cette notoriété internationale n’a pas été suffisante pour que notre Autorité nationale impose à l’équipage suisse, sélectionné en classe 5.5 m JI, pour les Jeux de 1964 (Tokyo), de courir sur un yacht conçu par H. Copponex!

Par Pierre GirardVoir d'autres histoires par cet auteur

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